"Bonnes pratiques" pour les orthophonistes ?

Nous, orthophonistes qui avons répondu à l'Appel des Appels, constatons que notre pratique, comme beaucoup d'autres, n'échappe pas à la mesure, au contrôle et à la standardisation.




Contrat de bonnes pratiques et formations conventionnelles : orientations de notre pratique ?

S'il semble légitime que l'état, les caisses, cherchent à évaluer les pratiques de soins qu'elles financent, il est important que ces évaluations ne dénaturent pas la spécificité clinique de ces pratiques.

Par exemple, depuis 2003, les CPAM proposent aux orthophonistes en libéral un contrat de BONNES pratiques.
Est-ce là sous entendre, que ceux qui ne le signeraient pas auraient de MAUVAISES pratiques..?!!

En réalité ce contrat, moyennant un « bonus de 600 euros », nous engage à envoyer pour contrôle, 10 compte-rendu de bilan qui doivent respecter une structure rédactionnelle déterminée.

Il nous engage aussi, à suivre des formations conventionnelles rémunérées;
formations qui sont en référence quasi-exclusive aux neurosciences et gratifiées de la mallette du bilan préconisée par cette formation.

Alors que nous exerçons déjà tous sous la même convention, pourquoi veut-on nous faire signer un contrat supplémentaire?... si ce n'est pour nous orienter vers une pratique formatée, modélisée...

Le langage se construit dans une relation à un autre, à son environnement, il nous est difficile de réduire les difficultés rencontrées par un patient à une causalité unique qui serait neurophysiologique.

Peu à peu le langage est réduit, limité à une norme linguistique dont la production serait sous tendue uniquement par des capacités cognitives.
Capacités à entrainer, à améliorer, à rendre plus performantes.

Le sujet dans son histoire est évacué.


Codification des actes et référentiel par pathologie : risques à venir


Progressivement, notre pratique évolue vers une évaluation experte, pour étiqueter, classer :

Dys...
Dyslexie
Dysgraphie
Dyspraxie
Dysphasie
Dyscalculie
...Ces termes aujourd’hui ô combien banalisés, sont diagnostiqués, érigés parfois comme des labels, des AOC !

Comme pour d’autres professions, ces évaluations vont de pair avec une cotation de plus en plus fine, directement liée à l’élargissement des classifications médicales des troubles.

Ces subdivisions de la nomenclature tiennent comptent à la fois :
- de l’âge du patient,
- de la nature du trouble,
- et de l’origine supposée du trouble.
Elles sont telles que l’on finit par s’y perdre.

Notre écoute, notre attention et tout ce que nous déployons prend en compte la complexité du vécu d’un enfant, d’un adolescent, ou d’un adulte.
Nos actes relèvent pourtant de cotations différentes donc d'honoraires différents.
Comme si nous étions graduellement impliqués en fonction des troubles du patient.

Ces subdivisions risquent de nous conduire à un morcellement dans la pratique.
Que restera-t-il alors de notre approche clinique ?

A partir de conceptions humanistes, notre approche se veut plus transversale et ne s’arrête pas aux frontières de la description de chacun des troubles.
C’est au sujet que nous nous intéressons dans sa singularité.

Ce que nous voyons, ce que nous craignons à travers tout ceci, c’est comme pour les kinés aujourd’hui, que cela aboutisse à des forfaits par pathologie.
Tant d’actes et pas un de plus pour une aphasie, tant d’actes et pas un de plus pour une dyslexie !

Et, là encore, on peut se demander : où est le sujet ?


Bilan normalisé ou chiffré : première rencontre, subjectivité

Issues des techniques de management, les références à des outils diagnostiques uniques ou privilégiés, s'appuient sur des références apparemment scientifiques. Elles sont mises en place discrètement de façon à être progressivement acceptées et même désirées...
On s'y retrouverait mieux, on pourrait parler un langage commun.

Mais de quel langage s'agit-il ?
D'un pseudo-langage scientifique, technique, chiffré, visant une "efficacité supposée", permettant une mise en commun.
Or, dans le bilan, première rencontre entre le thérapeute et le patient (l'entourage également quand il s'agit d'un enfant),
tout est unique ET subjectif.
Le contexte, le moment dans l'histoire du patient, la forme même du trouble, ou de la plainte, ce qu'en comprend le patient, le chemin qu'il se propose de faire en notre compagnie...
Tout est unique ET subjectif.

Les termes diagnostic comme dyslexie, hyperactivité, etc. peuvent être évoqués, évalués, discutés.

Ils ne sont pas faits pour enfermer le patient dans un label qu'il porterait ensuite, souvent comme un fardeau.

Aujourd'hui, les aménagements scolaires tels que
le maintien en maternelle,
une demande de temps supplémentaire aux examens,
la présence d'une auxiliaire de vie scolaire
ne sont accordés que s'il y a reconnaissance de handicap par la Maison Départementale des Personnes Handicapées.

Les termes diagnostic ne sont pas faits non plus, pour enfermer le thérapeute dans une pratique qui découlerait automatiquement de cette labelisation. Nous défendons une autre approche de la première rencontre et du chemin d'accompagnement du patient.
Un Chemin ouvert, marqué par la subjectivité du patient ET celle du thérapeute.

Une résistance possible est de ne pas se plier aux injonctions de normalisation des bilans.
Un compte-rendu de bilan tente de prendre en compte tous les éléments d'un moment de la plainte et ouvre une perspective, ni totalement prédéfinie, ni immuable...

Nous nous efforçons, dans la forme même de la rédaction des bilans, de résister aux formes imposées que nous ressentons comme enfermantes; nous cherchons à préserver toute l'ouverture possible à un devenir du patient.

Ce que nous aimerions préserver

Notre métier, parce qu'il est au carrefour de nombreuses disciplines - linguistique, psychologie, médecine, pédagogie,... - est riche mais nous le sentons aujourd'hui en danger.

A l'heure de la globalisation et de la transparence:

Nous voulons lutter pour garder la pluralité de nos approches, des courants de pensée, de nos formations et donc de nos pratiques !
C'est par la recherche, la réflexion théorique et clinique, la confrontation entre différentes approches que se développe la connaissance de la psychopathologie du langage et sa prise en charge.
Il est essentiel de préserver la pluralité des pratiques cliniques et des références.

Nous voulons continuer à considérer le langage dans sa dimension d'échange entre humains, de structuration de la pensée et de la personnalité.
Avec pour objectif d'accompagner le sujet dans l'élaboration d'une parole juste, c'est à dire en justesse avec lui même, en relation avec son entourage, et son histoire plutôt qu'une parole droite c'est à dire simplement conforme au code formel.

Nous voulons donc lutter contre une approche normée, déshumanisante du langage qui ferait croire à l'existence d'une orthophonie réparatrice venant, par un entraînement intensif des structures lexicales, syntaxiques...., combler les manques du sujet et nier son histoire.

Votre enfant a un trouble sévère du langage??? 4 séances d'orthophonie par semaine !! ...telles des pilules curatives.

Nous voulons que perdure pour chaque orthophoniste, la possibilité d'adapter sa pratique, d'élaborer ses objectifs, d'envisager ses techniques
avec le TEMPS :
avec le temps pour le patient de formuler sa demande propre et pas celle d'une institution.
avec le temps d'une rémédiation différente pour chaque sujet et non pas pour chaque trouble.
avec le temps pour un enfant de vivre sa propre évolution, sans céder aux pressions d'efficacité scolaire rapide, d' orientation...

Nous voulons lutter aussi pour préserver notre espace à penser, à créer, afin de travailler en liens avec d'autres professionnels si cela s'avère opportun pour le patient et ne contrevient pas au secret professionnel.

Nous ne sommes ni enseignants, ni médecins, ni psychologues...., et nous voulons et devons aujourd’hui clarifier notre pratique afin de la défendre, non en concurrence avec ces autres professionnels, mais en soulignant bien ses spécificités, pour la différencier des autres champs professionnels tout en préservant une éthique de travail.


Marie Algrain, Isabelle Bouquet Piegza, Marie-Claire Buliard, Mathilde Jouhet, Marie Knittel, Dominique Taulelle.

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