Psychologues et Evaluation :
Face au tout chiffrage et au tout économique

Isabelle GALLAND, travaillant à l’hôpital comme psychologue clinicienne. J’interviens aujourd’hui en tant que membre des « Psychologues Freudiens », une association qui s’est constituée en 2004 pour la défense et la promotion d’une pratique de psychologue orientée par la psychanalyse et dont les principes sont les suivants :

1) Le droit de la personne souffrante à choisir son psy
2) Le devoir des psys de se porter garants devant le public, à travers leurs associations et écoles, de la qualité de la formation clinique, de la pratique thérapeutique, et de l’éthique professionnelle de leurs membres.



L'amendement Accoyer

L’association des psychologues freudiens a rejoint la Coordination Psy qui elle a vu le jour en novembre 2003 en réaction à l’amendement Accoyer, voté à l’assemblée nationale pour légiférer le statut de psychothérapeute et ainsi le réserver aux seuls médecins et psychologues, ceux qui pouvaient prétendre à une formation universitaire. Nous aurions pu être satisfaits, nous les psychologues, mais nous savons que jamais aucun diplôme universitaire n’a donné le titre de psychothérapeute. La formation de psychothérapeute ne peut passer que par un travail psychothérapeutique engagé par soi-même et c’est une formation qui dure bien plus que 5 années universitaires.

Cette coordination, sous l’égide de Jacques Alain Miller, a crée les forums qui se sont réunis plusieurs fois à Paris et dans de nombreuses villes de provinces. Cela a eu pour conséquence que le rapport de l’Inserm, texte de référence pour l’amendement Accoyer, a été retiré du site du ministère de la santé par Philippe Douste Blazy, ministre de la santé à l’époque, et présent à l’un de ces forums.

Nous avions gagné une bataille, le décret d’application de cette loi semblait enterré. Mais depuis, de nombreux rapports poursuivent cette idéologie et au printemps de cette année, Monsieur Edouard Couty (qui avait déjà participé à l ‘amendement Accoyer) a envoyé un ultime rapport au ministre de la santé Roseline Bachelot. Il s’intitule : « Missions et organisation de la santé mentale et de la psychiatrie ». Que dit ce rapport ?

Il fait 50 pages, je vais tâcher de vous le résumer. Pour cela je me suis servie du très bon article de mon collègue Michel Normand, membre des Psychologues Freudiens, en contribution au débat sur le rapport Couty. [1]

Le rapport Couty

Ce rapport concerne le champ médico-social et le champ social mais aussi l’éducation, le travail, l’emploi ainsi que la justice (ce qui nous rassemble tous aujourd’hui). Le modèle médical devient la seule référence valable : les maladies mentales sont à traiter sur le même mode que les maladies somatiques, la santé mentale devient une « politique de santé publique ». Elle implique une organisation qui doit permettre la prévention, « le repérage des troubles » à tous les âges de la vie ainsi qu’un système de « surveillance », de veille et d’alerte, dans ce domaine, avec un objectif particulier : celui des modalités à envisager pour appliquer « l’obligation de soins »

Voilà le contexte général de ce rapport. Il propose « une réorganisation du cadre institutionnel de la santé mentale ainsi qu’une refonte des formations et des missions de ses acteurs ».
C’est un projet qui s’inscrit dans une logique autoritaire, destinée à garantir la sécurité sanitaire : prévention, repérage et diagnostic précoce. Sous l’idéologie du management, les métiers sont révisés et deviennent des « compétences », réduites à des « tâches », morcelées en actes transférables, protocolisables et évaluables. Le sujet, quant à lui, devient un individu à éduquer, surveiller et soigner fut ce sous la contrainte.

Dans la « Fiche métier des psychologues » toute référence à la psychanalyse est ignorée. Le signifiant « psychothérapie » à été remplacé par « soins spécifiques ». Les psychologues deviennent des « auxiliaires médicaux », intégrés dans les protocoles, les contrôles et les évaluations des chaines de soins.

Je m’arrête là pour le rapport Couty.

Le psychologue qui se réfère à la psychanalyse ne peut pas adhérer à un tel projet

Freud trouve le fondement de la psychanalyse dans la rencontre et l’écoute de son patient. Il opère à partir d’une demande qui ne peut être que particulière.

Face aux statistiques valables pour un grand nombre, le psychanalyste propose un lieu pour accueillir la parole d’un patient dans sa singularité. Face aux réponses toutes faites, le psychologue freudien n’a pas de recette, il ne sait pas ce qui est bon pour le sujet. Il sait seulement ce que Freud a découvert, et que Lacan a soutenu ensuite, que sous la plainte du patient il y a un symptôme (et non un trouble comme le DSM l’étiquette aujourd’hui). Pour Freud le symptôme est à la fois une défense du sujet dont il souffre et dont il aimerait se débarrasser mais en même temps quelque chose auquel il tient parce qu’il le protège. Pour Lacan, ce sera la part la plus particulière, la plus spécifique de l’humain, ce qui fait sa caractéristique la plus intime.

Il ne s’agit donc pas de l 'éliminer, ce symptôme, de le gommer, le boucher ou de le faire taire mais de le prendre en compte comme signe du sujet, avec sa dimension de vérité.
Le psychologue freudien sait que ce qui marche pour un sujet ne marche pas pour un autre sujet, il a à faire avec la pulsion, avec l’impossible à dire, avec le réel et ce dont il s’agit c’est de soutenir le sujet à trouver sa propre réponse, à savoir y faire avec ce réel.

La psychanalyse « parie sur les ressources de la parole en tant qu’elle humanise sans unanimiser », je cite Nathalie Georges, vice-présidente des psychologues freudiens. « Notre clinique demande du calme, des lieux protégés, beaucoup moins d’argent que bien des nouvelles techniques et une formation digne de ce nom que nous défendons et défendrons »
« Le psychothérapeute doit rester le signifiant d’une demande émanant de celui qui souffre, il est question de la responsabilité du sujet et de la part qu’il peut consentir à prendre dans les désordres dont il se plaint. »[2]

C’est pourquoi les psychologues des Hôpitaux Universitaires de Strasbourg s’associent à cette journée de l’Appel des appels.

C’est dans notre pratique quotidienne que nous rencontrons les réformes de l’évaluation, du tout chiffrage et du tout économique

2 Exemples :

- Un premier exemple concerne la réunion de dossier ou staff du service dans lequel je travaille depuis 20 ans et qui a lieu tous les jours entre médecins, infirmières, techniciennes d’études cliniques, psychologues et assistantes sociales. On discute du patient, autour du dossier du patient, pour une meilleure compréhension de la spécificité de tel patient ou des difficultés de tel autre. Depuis quelques temps on peut observer un changement dans ces réunions. On a dit aux médecins que notre service était déficitaire, que notre activité n’était pas rentable pour la sécurité sociale. Ces médecins sont désireux de continuer à pouvoir offrir une prise en charge optimum aux patients, pour cela il faut que nous puissions poursuivre notre activité. Les réunions de dossiers sont devenues alors le lieu où l’on évalue la consultation, pour la chiffrer en actes qui permettront une rentabilité. Cette réunion de dossiers ne permet plus la place d’un échange autour du patient. La prise en charge pluridisciplinaire est mise à mal. Le but est dévié : d’une mise en commun de la réflexion de chaque professionnel, on est passé à l’évaluation quantitative d’une consultation. Qui en bénéficie ? Certainement pas le patient, mais pas non plus l’équipe médicale qui est insécurisée et culpabilisée dans sa prise en soins.

- Un autre exemple que je voudrais partager avec vous est la multiplication des études, enquêtes, questionnaires et statistiques, qui ont pour but de trouver des réponses qui conviendraient pour tous. J’ai accepté de participer à la dernière enquête du service, à condition qu’il y ait en fin de questionnaire une proposition de rencontrer la psychologue pour ceux qui souhaitaient rajouter leurs énonciations personnelles aux questions qui leur étaient proposées. Il y avait aussi une place, à la fin du questionnaire, pour un commentaire libre. J’ai recueilli ces commentaires libres qui sont, en fait, des paroles de patients et les ai transmis au médecin qui dépouillait l’enquête. A sa grande surprise, ces paroles lui ont permis de comprendre la problématique des patients bien mieux que tous les items cochés en oui ou non. On nous fait croire qu’une réponse statistique va montrer un certain aspect de vérité de la problématique exposée, or rien n’est plus enseignant qu’une parole de sujet.

Que faisons-nous, les psychologues qui se référent à la psychanalyse aux HUS, pour résister à ce raz de marée du tout économique, tout rentable ?

Nous nous sommes constitués en collège, depuis bientôt 15 ans, pour unir nos forces, partager nos idées et nos inventions de résistance à la paramédicalisation par exemple. C’est un groupe sans hiérarchie, avec un président élu pour 3 ans, actif pour le bon fonctionnement du collège. Nous avons des rencontres régulières avec la DRH pour souligner et comprendre nos spécificités et en particulier notre autonomie professionnelle. Nous avons été convoqués pour la « certification » des HUS. Cela a été l’occasion d’exposer nos statuts particuliers à une directrice de soins et un directeur de la qualité qui semblaient ne pas bien les connaître.
Nous sommes néanmoins très inquiets de l’avenir qui se profile et des réponses proposées aux malaises dans la civilisation.

« On ne peut se défendre de l’impression que les hommes se trompent généralement dans leurs évaluations »

...Telle est la première phrase de l'ouvrage de Freud[3] écrit en 1929 et encore tellement d’actualité. On pourrait penser que c’est une réponse faite à M. Couty. Cela a pourtant été écrit il y a 80 ans.

« Le malaise dans la civilisation », Freud en avait déjà entrevu les causes qui sont toujours les mêmes aujourd’hui. Je le cite page 101 : « Une lutte entre deux tendances opposées, celle « égoïste » de l’homme qui aspire au bonheur face à celle qu’on pourrait appeler civilisatrice et qui se contente en règle générale d’un rôle « restrictif ». Freud avait déjà compris, au siècle dernier, qu’il ne sert à rien de punir, réprimer ou empêcher la pulsion, parce que ces pratiques ne font que la renforcer. A nous de lire ou de relire son enseignement pour faire une place aux inventions de chacun.


[1] http://www.psychologuesfreudiens.org/article.php3?id_article=846&var_recherche=normand

[2] http://www.psychologuesfreudiens.org/article_travaux.php3?id_article=852

[3] Sigmund Freud – Le malaise dans la culture – Ed. PUF - 1929

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